Pour la fin de cette 8ème semaine de confinement, j’ai proposé à mes super colocs de participer au projet de chroniques.
Voici l’article qu’a écrit Jojo :
De mémoire, je n’ai jamais dit je t’aime à mes parents. En général, je suis plutôt bavard dans
la vie mais introverti pour exprimer mes sentiments. Hier, mon amie Rashmi m’a appelé. Un
appel aussi tardif n’est en général pas anodin. Elle m’a annoncé que son père, Ranjit, était
passé dans l’au-delà à cause du coronavirus. Il y a 28 ans Il était arrivé en Angleterre depuis le
Gujarat, une contrée aride proche du Rajasthan. Bon, courageux et honnête, il avait une
épicerie indienne de quartier à Londres, similaire aux magasins à côté de la Gare du Nord, dans
laquelle il entreposait du ghee dans les étagères, des paquets de chips de 100 grammes à la
caisse et des morceaux de gingembre dans les étals. C’est le genre d’homme qui parle peu,
mais que tout le monde écoute, qui dégage une présence naturelle et que l’on suit par son
charisme. Son travail semblait être sa vie. Il ne dormait que 4 heures par nuit, était au magasin
7 jours sur 7, mais s’autorisait quand même quelques plaisirs coupables en regardant les
classiques bollywoodiens des années 90. Certes, on leur reproche souvent de ne pas
représenter la réalité de la société indienne, mais ces histoires d’amour et ces danses
excentriques étaient pour lui un instant de répit où les problèmes du quotidien paraissaient
bien lointains.
Il y a deux ans, lors du mariage de son fils, il a fait une crise cardiaque. Le destin l’avait
alors épargné, mais il avait été très affaibli. Depuis ce moment, il avait compris que sa naïveté naturelle à
se croire invincible n’était plus. Cette vulnérabilité l’avait rendu plus ouvert et il prenait plus
de temps pour transmettre sa sagesse acquise au fil des années. Il n’avait qu’un seul leitmotiv,
subvenir aux besoins de sa famille. Dans la culture indienne, cela signifie simplement être un
bon père. Ici, en Europe on convient souvent que notre rêve est d’être heureux. En Inde, on
pense naturellement qu’être heureux est le fruit du bonheur que nous apportons à nos
proches, par nos actes, par nos mots et par les moments passés avec eux. Fervents pratiquants
du Jaïnisme, la plus ancienne religion du sous-continent, la famille de Rashmi prie
régulièrement ensemble. Ils ne prônent aucun dieu, mais prêchent la connaissance, l’aide à
autrui et la non-violence. Pour eux, tous les éléments sur terre ont une âme. Le respect de ces
pratiques est lié au Karma qui permettra la réincarnation après la mort.
Jyoti, la mère de Rashmi, est tellement adorable. Elle fait partie de ces femmes qui, malgré les
circonstances, essaient toujours de garder le sourire. Sa bonté est aussi pure que l’eau.
Lorsque j’ai dit à Rashmi que je n’ai pas pu donner mon sang à cause de l’anémie dont je
souffre, Jyoti a instinctivement promis de m’envoyer des recettes végétariennes dont elle a le
secret afin de me remettre en selle. J’ai peu de connaissance pour comprendre le Gujarati,
mais avec un peu de volonté, je pense que j’y arriverais. Son téléphone sonnait constamment.
Plus la journée passait, plus elle recevait d’appels. Jain, Hindous, Musulmans, de Grande-
Bretagne ou d’Inde, Jyoti se rendit compte que la reconnaissance et la compassion n’a pas de
frontières ni de religions pour les gens bien.
Cet appel hier était vraiment particulier. On appréhende souvent de ne pas savoir quoi dire à
quelqu’un qui vient de perdre un proche. Rashmi, elle, après avoir dû gérer les préparatifs
pour le décès de son père, était exténuée et avait surtout besoin de parler, de s’exprimer, de
raconter. Elle croit fermement que son père s’est battu jusqu’à la fin. Qu’il s’est battu, à
l’hôpital, pendant 15 jours sans aucun contact ni échange avec sa famille, qu’il estime plus que
tout. Le virus l’attaquait plus de jour après jour. La technologie actuelle a permis de faire
une visio-conférence entre Ranjit et sa famille. Trop affaibli pour pouvoir parler, il a pu
néanmoins contempler une dernière fois ses bien aimés, ceux dont il s’est occupé pendant
tant d’années. Voir Jyoti, sa femme, Rashmi, Amitabh et Samakti, ses enfants, ensemble pour
lui montrer que cette fois ce sont eux qui sont là pour lui, a provoqué un torrent d’émotions
perceptible dans son regard et à la larme qui tomba lentement sur son visage meurtri. Il menait son dernier combat. Son état s’est rapidement détérioré. 3 jours passèrent et Rashmi
reçut un appel des infirmières. C’était le moment de dire un dernier mot, Ranjit ayant
seulement quelques heures à vivre. Lorsque l’infirmière mit le téléphone près de Ranjit.
Rashmi fut prise d’un moment de panique, se souvenant que son père était sourd d’une
oreille, elle se mit à crier dans le téléphone « Papa ! Papa ! Je t’aime Papa ». L’infirmière lui
indiqua alors que le téléphone avait été posé en haut-parleur sur la poitrine de Ranjit et qu’il
pouvait entendre. Quelques secondes plus tard, elle lui annonça que le coeur de Ranjit venait,
calmement, de s’arrêter. Apaisé, le devoir accompli, il put enfin s’évader pour se réincarner
et attendre patiemment ceux pour qui il a toujours vécu et donné le meilleur de lui-même,
sa famille.
Je l’ai promis à Rashmi, demain je dirai je t’aime à mes parents.