Je termine tout juste d’écouter une interview d’André Comte-Sponville sur France inter. Bon, je ne connais pas très bien ce monsieur, l’étendue de mon ignorance s’étale sans fin devant moi de jour en jour.
Mais c’est un philosophe, un peu vieux, qui a une posture critique sur cette crise et cette posture rejoint celle d’autres (un peu) vieilles personnes de ma connaissance, et même certaines jeunes : cette maladie est létale, certes, mais quand même dans de faibles proportions, et atteint en grande majorité les personnes âgées.
Lui, comme ces autres vielles personnes de mon entourage, se demande s’il est nécessaire de donner autant de place à une maladie dans nos vies.
Pendant notre tout dernier covoiturage de retour à la maison à l’époque où on travaillait encore, nous parlions avec mes collègues de maladies contagieuses, de notre rapport à ces maladies, et comment vivre avec. C’était le jour où nous avions acté le choix d’annuler nos événements et où nous avions pris toutes les dispositions nécessaires pour les semaines qui suivraient. C’était le vendredi de notre dernière semaine normale. C’était mon tout dernier retour à la maison en fait.
Un de mes collègues a comparé cette situation avec le sida dans les années 80 : la maladie avait beau décimer les communautés gays (et pas seulement), les personnes qui en étaient le plus près faisaient le choix de continuer à vivre, elles trouvaient des solutions pour se protéger sans pour autant se limiter et s’enfermer dans la peur. Il parlait de notre capacité de résilience, du foisonnement artistique que ce type de situation créait, de l’intensité avec laquelle on aborde la vie dans les situations de contrainte extrême. Il se demandait ce qui naîtrait de cette situation (qui n’était alors que l’annulation des rassemblements, on ne se sentait pas encore concernés par le confinement des Italiens). Alors oui, on a réinventé plein de trucs et on s’est tous mis à développer nos projets artistiques. Mais on ne peut pas se voir et c’est une contrainte d’un nouveau genre, en confinement on ne peut pas vivre d’amour et d’eau fraîche, on est soit coincés ensemble soit coincés séparés.
Là, André Comte-Sponville rappelle que la mort fait partie de la vie, et que stopper la vie du monde entier pour préserver les personnes les plus fragiles, c’est-à-dire les personnes âgées, c’est un choix de société philosophiquement surprenant. C’est brutal et peut-être facile à dire pour moi qui n’ai perdu personne, mais en effet si cette situation perdure, on aura fait beaucoup de sacrifices économiques, poussé à la faillite beaucoup d’entreprises, mis au chômage des milliers de personnes qui éprouveront peut-être de grandes difficultés à retrouver du travail et à retrouver le niveau de vie qu’elles avaient avant le confinement, parce que nos hôpitaux ne peuvent pas sauver la terre entière.
Ma grand-mère n’arrête pas de parler des épidémies de grippe de son enfance dont elle se souvient encore et qu’on acceptait fatalement, et puis elle parle de la tuberculose, des contagions, et puis de toutes les raisons qui font que les gens meurent. Elle trouve ça normal que les vieux meurent. Et comme c’est ma grand-mère et qu’elle est vieille aussi, elle doit avoir le droit de dire ces choses-là.
L’important c’est surtout l’avenir. On ne peut pas empêcher les êtres vivants de mourir.
Mes collègues me disent que l’OMS a recommandé que tous les rassemblements publics soient supprimés jusqu’en octobre 2021. Oui 2021. Plus de cinéma, plus de soirées, plus de théâtre jusqu’en octobre 2021. Je ne sais pas combien d’emplois en danger et de manque à gagner ça représente. Mais je sais la déprime que ça entraîne si on arrête tous pendant encore un an et demi de faire ce qui nous rend heureux, ce qui nous divertit, ce qui nous ouvre collectivement sur le monde. Si on pouvait choisir individuellement et si ce choix n’impliquait que nous, est-ce qu’on choisirait cette vie monacale pendant encore tout ce temps ? Si ce choix n’induisait pas de mettre d’autres personnes que nous en danger ? Est-ce que je choisirais cette option dans laquelle tout ce en quoi je crois n’existe plus ? Si on bannit les événements culturels de nos vies je n’ai plus qu’à commencer un nouveau diplôme et chercher un nouveau sens à ma vie. Je pourrais faire du soutien psychologique pour lutter contre la déprime de tous mes congénères. Ou me mettre à écrire des livres sur notre vie d’avant parce que ça on sera toujours autorisés à la faire. Mais je préfèrerais organiser des spectacles et des festivals.
Dans le doute je continue à faire ce que le gouvernement me demande, je fais attention, je ne sors pas de chez moi, je télétravaille, je réfléchis au monde de demain en ayant hâte et un peu peur à la fois, mais franchement je vois le printemps dehors, je vois toujours les alertes de mon téléphone qui me rappellent tous ces événements auxquels je devais participer, je vois toutes ces personnes sur les réseaux que je voudrais voir en vrai, et c’est uniquement le fait de me dire que c’est un moment exceptionnel et de courte durée qui me fait accepter de tout rater. Il y a un moment où on aura tous des fourmis dans le corps entier, et où on sera obligés de s’ébrouer comme des lions et d’aller bondir dans la jungle pour nous dégourdir les pattes.
Ça commence à faire long !
André Comte-Sponville termine en disant qu’il ne faut pas qu’on se leurre. On rêve tous à une société profondément différente en sortant d’ici mais rien ne va changer selon lui. J’ai peur qu’il ait raison. On se convainc que rien ne sera plus comme avant parce que ça donne une finalité, une raison d’être à ce confinement. On comprend tous plein de choses sur ce qui est important, on constate toutes les limites de notre système et on va nous demander d’y retourner comme si de rien n’était, ce qui aurait rendu tout ça collectivement inutile. Et c’est probablement ce qui va se passer.
Cet article a l’air glauque comme ça mais moi ça va : j’ai bien travaillé aujourd’hui, il a fait beau, j’ai mangé sur le balcon, j’ai fait du yoga vinyasa (le yoga dynamique, j’aime bien ça en fait !) ce matin, j’ai passé une bonne journée, et demain je suis en congé !