Un jeudi parmi d’autres sous le soleil.
Je me noie devant l’étendue des incertitudes.
D’habitude je suis nulle pour préparer mes vacances, mais là c’est pire. Impossible de se projeter, impossible de savoir ce qu’on sera autorisés à faire, impossible de savoir ce à quoi on peut se permettre de rêver. Et impossible de m’extraire de cette langueur et de cette lenteur pour m’imaginer active à nouveau dans quelques semaines. Que ce soit en vacances ou au travail. Impossible de m’imaginer pressée. Impossible de m’imaginer gérer le stress à nouveau. Impossible de savoir de quoi j’ai envie si ce n’est de ne rien faire, mais plutôt ailleurs qu’ici. J’ai envie de bouger, mais on ne me permet pas de savoir où ni avec qui. Et puis je suis coincée ici, physiquement et dans ma tête. Les évasions sont trop abstraites et le retour à la liberté fait mal à la tête.
Petit à petit j’ai l’impression de perdre des aptitudes sociales. Est-ce qu’on va réussir à se remobiliser pour travailler en sortant de tout ça ? Est-ce qu’on va retrouver de la patience pour les interactions sociales dans l’impatience de revivre ? Est-ce qu’on va tous se bousculer et se rentrer dedans brusquement après autant de temps de vie solitaire et autonome ? Ou bien justement est-ce qu’on sera tous timides et polis, distants et circonspects devant ce reste de l’humanité qu’on avait oublié ?
Est-ce qu’on sera de nouveau capables de se concentrer plusieurs heures d’affilée ?
Est-ce qu’on sera capables d’utiliser nos corps ? De travailler et bouger ? De courir en descendant les escaliers ? Est-ce qu’on sera essoufflés à chaque changement de métro ? Ohlàlà le métro je l’avais oublié.
Hier (ou était-ce ce matin ?) j’ai relu quelques articles des premiers jours, où j’avais peur qu’on craque avec les colocs, qu’on se mette sur la gueule, qu’on se hurle dessus nos quatre vérités et qu’on finisse tous reclus dans nos chambres, portes claquées, tensions exacerbées.
J’espérais bien sûr que ça se passerait bien mais rien n’était moins certain. Comment savoir à l’avance ?
Je me disais que si on y arrivait ce serait au prix de gros efforts de chacun, qu’il nous faudrait beaucoup de patience, d’énergie et de souplesse. Beaucoup de compromis et des discussions un peu échauffées.
Mais non, rien de tout ça.
Peut-être qu’il est encore trop tôt pour crier victoire, mais je ne vois pas pourquoi ça déraperait maintenant.
Nos rythmes et nos caractères se sont accordés, nos journées sont réglées, nos habitudes se sont installées et respectent les habitudes des autres. Et on a l’air d’avoir atteint notre vitesse de croisière. Les jours passent et se ressemblent, je ne vois de conflit larvé nulle part.
Nos angoisses sont les mêmes ce qui doit aider, mais nos colères et nos coups de mou restent rares et individuels.
On est tous fatigués et pourtant personne ne tire la gueule. Ou jamais longtemps. Tous dans le même bateau.
Peut-être que notre fatigue latente est due au fait qu’on prend beaucoup sur nous, constamment, sans s’en rendre compte, et que c’est comme ça qu’on tient la barre, mais je ne crois pas. Je n’ai pas l’impression de faire beaucoup plus d’efforts que d’habitude. J’ai l’impression qu’on est toujours d’une humeur relativement égale ou du moins qu’on s’équilibre. Que ce n’est pas ça qui nous épuise.
Je m’étais déjà fait cette réflexion en vacances, en partant avec des groupes sur lesquels je n’aurais pas forcément misé : les caractères s’adaptent et se modulent en fonction des autres. Et on parvient à un équilibre.
Est-ce que c’est toujours comme ça ? Est-ce que j’étais particulièrement pessimiste en craignant que ça se passe mal au début ? Est-ce qu’alors ça veut dire que les groupes d’humains trouvent toujours un équilibre en communauté ? Probablement pas, on serait tous copains dans le monde entier si c’était le cas. Non on doit surtout avoir beaucoup de chance nous ici. D’avoir trouvé un fonctionnement où chacun a son espace, respecte celui des autres, d’avoir compris ou fait comprendre ce qui compte pour chacun de nous sans qu’aucun ne soit mal. Ok Marine est partie et peut-être qu’elle est aussi partie parce qu’elle sentait que ce serait plus difficile pour elle à long terme, mais ça se passait bien quand elle était là et je ne pense pas qu’on se serait tapé dessus, on est trop nombreux à savoir faire tampon quand il faut dans cette maison. Et puis on est tous attachés les uns aux autres, c’est sûrement ça qui fait que ça marche aussi.
Punaise peut-être que je m’avance vraiment et qu’en réalité ils n’en peuvent plus de moi, qu’ils se retiennent tous de me dire mes quatre vérités depuis des jours et des jours, et qu’ils vont tous me tomber dessus DEMAIN ! Bon dieu.