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JOUR 13

C’est bon, j’ai fait mes courses, je vais survivre !
Quelle histoire. Déjà il a fallu que je me lève tôt, je voulais être plus maligne que tout le monde et arriver en premier à la Louve (mais même moi je n’y ai jamais cru). J’y suis allée en vélo parce que nik la police, avec ma petite autorisation en poche, écrite au crayon à papier pour pouvoir modifier l’heure de ma sortie au retour. J’y suis arrivée à 10h, une heure après l’ouverture du magasin, fraîchement lavée et maquillée, au top pour cette sortie dans le monde.
Résultat d’autres avaient eu la même idée sauf qu’ils n’avaient pas tous pris la peine de se laver les cheveux. On fait vraiment tous cette cure de régulation de sébum ! C’est bon pour la santé mais ça ne nous rend pas très frais.

La Louve est vraiment passée en mode combat. C’était impressionnant et ça faisait un peu froid dans le dos.

Ok donc la Louve c’est un supermarché coopératif où seuls les coopérateurs ont le droit de faire leurs courses. Pour être coopérateur il faut acheter des parts de la coopérative et réaliser 3 heures de travail toutes les 4 semaines. Toute la journée ce sont les coopérateurs qui tiennent les caisses, réapprovisionnent les rayons, rangent, nettoient, et font quelques autres trucs sympa genre découper de très bons fromages en quartiers et tranches pour les vendre au détail. Il y a une petite dizaine de salariés qui s’occupent des commandes et des livraisons, des stocks, de la coordination, de la formation… Je ne suis pas au top sur les chiffres mais je crois que nous sommes entre 3000 et 4000 membres actifs, qui faisons nos services toutes les 4 semaines et venons faire nos courses. Du coup les produits sont moins chers, on en contrôle la provenance, on décide des fournisseurs et des produits qu’on a envie de mettre en rayon.
C’est une fourmilière, il y a toujours beaucoup de monde, et la plupart du temps ce sont des gens bienveillants et chaleureux.

Depuis le début du confinement, tous les services ont été annulés, impossible pour les coopérateurs de venir pendant 3 heures mélanger leurs microbes et se tousser dessus. J’ai fait mon dernier service le tout dernier samedi où nous étions libres, quand on n’avait pas du tout saisi la portée de la chose et que nous étions encore jeunes et naïfs. Et heureux de nous retrouver pour compacter des cagettes et manger des madeleines. On rigolait pas mal et on se disait que si on se retrouvait tous confinés on pourrait venir faire plein de services d’avance à la Louve puisqu’on n’aurait rien de mieux à faire. Raté.

Les mesures à la Louve c’est : pas plus de 35 personnes dans le magasin de 1500m2, la queue à l’extérieur, on se lave les mains à l’entrée, le sens de circulation est prédéterminé, et au rayon légumes, qui est un rayon topitop très achalandé et un peu compliqué parce qu’il faut peser ses légumes etc, le nombre de personnes est limité à 4. Avec un sens de circulation indiqué. Ensuite il n’y a plus de caissier, chacun passe ses articles tout seul à la caisse et j’ai pu observer qu’on est pas tous des caissiers nés. On n’a droit de toucher à rien, et ce n’est que quand quelqu’un sort du magasin qu’une nouvelle personne peut entrer.

Je fais la queue à l’extérieur pendant une bonne demi-heure. C’était une file de personnes très sérieuses qui se tenaient à 3 voire 4 mètres les unes des autres et se regardaient avec méfiance. Ensuite une fois à l’intérieur, je passe me laver les mains pendant plus de 20 secondes et bien entre les doigts (il y a un petit écriteau avec les consignes de lavage) et je prends mon panier du côté des paniers désinfectés. Ils le sont tous entre chaque utilisation. Je fais mes courses dans l’ordre des rayons indiqué et c’est d’un silence incroyable, on se croirait un mardi à 15h au mois d’août. Je prends le dernier paquet de papier toilettes du magasin. Sorry pour les suivants. (Je suis responsable auto-proclamée du papier toilettes dans cette coloc, c’est moi qui l’achète la plupart du temps. En bonne femme, j’en porte la charge mentale avec joie, donc je ne vous dis pas mon soulagement quand j’ai vu que je pourrais remplir ma mission une fois de plus.) En sortant du rayon yaourts pour me placer dans la queue du rayon légumes, je rentre dans une coopératrice qui faisait la queue et vient de faire volte-face : elle a oublié un truc au rayon fromage. Elle sursaute, fait un bond en arrière et s’excuse avec empressement. Moi je lui souris, je lui dis qu’il n’y a pas de mal, et je me sens bête parce que je me dis que je ne suis vraiment pas assez sérieuse et inquiète pour cet endroit. Après coup je me suis demandé si elle n’avait pas réagi aussi vivement parce qu’elle est infectée du virus et sait qu’elle vient de me contaminer. Mais je ne pense pas, on n’est juste plus habitués à être à moins d’un mètre cinquante des autres humains.

Bref, je suis parvenue à faire mes courses, j’ai refait la queue pour les légumes et pour la caisse mais tout va bien, je n’ai rien touché, je n’ai pas éternué dans mes mains et j’ai évité de me moucher, je crois.

En terminant de remplir mes sacs (j’ai acheté tellement de choses, ces sacs étaient tellement lourds mon dieu), je me tourne vers la salariée qui était en charge des caisses et offre mon aide. En fait j’aurais dû le faire en arrivant, parce que même si on n’a plus le droit de faire nos services, on est autorisés à donner un coup de main une fois au magasin. Moi je n’y ai pensé qu’à la fin. Tant pis, elle a demandé ce que je pouvais faire, je me suis à nouveau lavé les mains et j’ai mis des bouteilles d’huile en rayon. Les salariés qui m’avaient monté les cartons d’huile de la réserve m’ont demandé 4 fois si ça allait : merci les gars, la mise en rayon je fais ça 3 heures toutes les 4 semaines depuis plus d’un an, je connais le job ! Ils avaient l’air tout contents de voir que certains coopérateurs sont sympa en période de pandémie. Soit c’est parce qu’ils sont très bons et s’émerveillent d’un rien, soit c’est parce que les coopérateurs deviennent dingo et grognons en temps de crise et arrêtent de coopérer. Au vu des regards sombres de tout le monde, je penche pour la seconde solution. J’aurais dû tousser pour voir.

Je suis remontée sur mon vélo, chargée comme une mule, et je n’ai pas modifié l’heure de mon autorisation parce qu’avec tous ces poireaux qui dépassaient de tous mes sacs je me suis dit que la police ne pourrait pas me suspecter de vilenie.
En tout, cette sortie m’a pris 3 heures.

Ça a donné un caractère presque normal à cette journée.

J’ai laissé mes courses dans le couloir pendant 2 heures avant de les ranger, soit disant pour que le virus présent sur les emballages meure, mais surtout parce que j’avais la flemme de m’en occuper et que ça me faisait une bonne excuse pour procrastiner.

Après ça j’ai aidé Charlotte à découper des petits bouts de carton pour mettre dans notre compost. On a un lombricompost sur le balcon : des petits vers roses qui mangent nos déchets végétaux toute l’année. Charlotte en est la responsable, c’est elle qui l’a mis en place, qui vérifie que notre colonie se porte bien, qui remue ce truc infâme quand il y a besoin, et qui récupère toutes nos épluchures pour les mettre dans le bac adéquat. Ça ne sent pas bon mais c’est hyper pratique, on a considérablement réduit nos déchets et on contribue à sauver la planète ! Ça fait un max de moucherons par contre, et notamment parce qu’on ne met pas assez de carton. Enfin je crois. Donc on a ajouté du carton et comme ça peut-être qu’à l’avenir on pourra bronzer sur le balcon sans se transformer en Terminator et tuer 40 petits êtres vivants par jour.
Et puis on a lu des BD au soleil dans une douce odeur de compost et c’était chouette.

Le dernier événement marquant de cette journée c’est le départ de Marine. Elle a une amie qui lui a laissé les clés de son appart et qui est partie se confiner à la campagne chez ses parents. Depuis une semaine déjà Marine parlait d’aller s’y installer : ce confinement à 5 se passe bien mais ce n’est pas toujours simple. Déjà parce qu’on n’a pas tous les mêmes rythmes et les mêmes occupations. Marine a terminé son dernier contrat une semaine avant le début du confinement et se retrouve dans le chômage le plus triste : non seulement elle ne peut pas profiter de son temps libre pour sortir faire des choses, mais en plus les annonces de recrutement ne courent pas les rues. Alors elle a beaucoup trié ses affaires, ses photos, elle a changé la disposition de sa chambre, fait la cuisine, repris les étirements et le yoga. Mais elle commençait à tourner en rond. Et puis aussi parce que seule elle pourra contrôler son confinement, elle pourra décider des risques qu’elle prend sans se préoccuper des dangers que ça ferait courir à des colocs.
Et puis en règle générale on n’est pas tous faits pour rester enfermé avec 4 personnes aléatoires.
On s’entend tous bien mais on ne s’est pas choisis : notre appart est loué par une association qui aide les jeunes actifs parisiens à se loger, nous choisit sur dossier et nous propose des sous-locations dans des appartements meublés pour 3 ans maximum. Notre loyer défie toute concurrence et ce sont de grands appartements. Mais on ne se connaissait pas avant d’emménager ensemble et ce n’est pas nous qui choisissons nos nouveaux colocataires quand certains s’en vont.
D’où notre fonctionnement souple et respectueux des vies de chacun.


Elle a dit qu’elle partait une semaine pour l’instant. Ça va être tout bizarre sans elle.

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