Jour 3, on est mercredi 18 mars.
Ce matin il a fait gris mais par bonheur le soleil a accepté de venir réchauffer nos cœurs vers midi. Je me suis ruée sur le balcon DIRECT.
Vers 9h on se réinstalle dans le salon pour télétravailler. On a de la chance, le salon est grand. Mais il est trop peu meublé, ça résonne dedans. Et Jojo a besoin d’appeler plus de 200 personnes pour son travail, corona virus oblige.
On va devoir prendre des mesures de vie collective et décider dans quels espaces on a le droit de parler et à quelles heures de la journée.
Compliqué de se concentrer, surtout quand la vie de Jojo est trépidante : aujourd’hui elle consiste à gérer des usurpations d’identités apprises en direct live par les personnes concernées au bout du fil. Une partie de moi veut mettre la musique plus fort et l’autre rêve de savoir qui ment dans cette histoire. Mais le monsieur est fâché et parle trop fort, Jojo peine à garder son sang froid et moi je travaille sur des documents budgétaires : je mets la musique plus fort.
On a une table d’appoint qui sert de table pour le balcon, et aucun de nous n’a de bureau dans sa chambre. Alors elle est réquisitionnée par Quentin dès qu’il en a besoin comme bureau. Là Quentin travaille la journée mais on est 4 autres à rêver d’avoir un bureau pour pouvoir travailler dans nos chambres. Tout en ayant besoin de la table pour le balcon dès qu’il y a un rayon de soleil. Les graines de la discorde sont semées.
Je fais une pause rangement de la vaisselle (au travail cette pause existe aussi, elle consiste à vider le lave-vaisselle, on ne perd pas les bons repères) et en rangeant les couverts je renverse la tête du mixeur plongeant qui était remplie d’eau : tout se déverse dans le tiroir à couverts et dans le placard dessous. Et là se passe un moment unique. D’habitude, immanquablement, ce type d’infortune se produit au moment où on a déjà 15 minutes de retard, ou quand on vient de refaire son vernis, ou quand on a passé une journée toute pourrie. Et on peste de devoir tout essuyer alors que vraiment ce n’est pas le bon moment et qu’on n’a pas que ça à faire. Mais ce matin, je relève la tête, sereine, et je me dis que c’est l’occasion parfaite pour nettoyer le tiroir en entier. Après tout j’ai le temps, je n’ai nulle part où aller, et ce tiroir est plein de miettes et autres restes louches.
Elle a du bon cette quarantaine !
Marine est allée courir, pour la toute première fois depuis toujours. Cette crise va nous pousser dans nos retranchements et nous faire grandir. Qui sait, peut-être que même moi je finirai par aller courir.
Charlotte et moi sommes sorties vers 18h30. Il fallait qu’on prenne l’air, je voulais voir le monde. Et puis il faisait trop beau. On venait déjà de passer une heure étalées sur le balcon pour capter tous les rayons de soleil jusqu’au tout dernier. Vraiment ce balcon est une bénédiction.
Avant de sortir Charlotte insiste pour qu’on écrive ces autorisations de nous-mêmes à nous-mêmes. Des sites inconnus aux noms incongrus proposaient des formulaires d’autorisation à remplir en ligne pour pouvoir ensuite présenter ce document pré-rempli à la police en cas de contrôle. J’ai maintenant parmi mes amis des personnes qui voient le Malin partout et m’avaient prévenue du danger de ces sites. Ça n’a pas manqué, 2 heures plus tard je recevais tout un tas de messages d’alerte pour me dire de ne pas envoyer mes informations personnelles à des sites non vérifiés. Mais Charlotte me dit que cette autorisation est mise en ligne par le site du gouvernement et que si on n’a pas d’imprimante, une version manuscrite a valeur de déclaration sur l’honneur ou quelque chose comme ça. Alors on la recopie sur un jolie feuille en utilisant des feutres de couleur et on choisit les raisons 2 et 5 : « déplacements pour effectuer des achats de première nécessité dans des établissements autorisés » et « déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie. »
Cette sortie entre dans le cadre de la raison 5, on va faire le tour du quartier jusqu’à Jaurès, ce qui n’est plus trop le quartier mais constitue presque une pratique sportive puisqu’on marche. On dirait une pratique sportive collective mais on habite ensemble et on partage nos microbes 24h/24. On prend une attestation de domicile pour le prouver à la police s’ils ne nous croient pas.
Et là une fois dehors, mon monde s’écroule. Il y a tout Paris dans la rue. Enfin non, faux. Il y a très peu de voitures, et il n’y a dans la rue que ces mêmes mecs qu’il y avait lundi soir. Quentin les appelle les traîne-savate. Ça leur va drôlement bien. Mais ils sont très nombreux ! Dans le 18e ils sont nombreux en temps normal, mais là il n’y a qu’eux, on les voit comme le nez au milieu de la figure. Et puis comme Charlotte me le fait remarquer, les parcs sont fermés donc ils sont dans la rue. C’est un peu malaisant. On peut difficilement les ignorer. Et forcément on se demande ce qui va leur arriver. J’ai entendu dire que les centres d’hébergement continuent à fonctionner, mais comment peut-on les protéger du virus, eux ? Je me demande aussi ce qu’ils pensent de ces rues vides. S’ils s’y sentent mieux ou moins bien que quand elles sont fréquentées. Avec Charlotte on tente de garder la distance règlementaire de 1 mètre quand on les croise, et c’est encore plus gênant de s’écarter ostensiblement, comme s’ils étaient des pestiférés. On garde cette distance quelle que soit la personne qu’on croise, mais la gêne est moindre quand il s’agit de joggeurs pleins de sueur.
Des joggeurs il y en a un paquet aussi. On va tous devenir des marathoniens en mai. Les quais du canal sont loin d’être déserts. Des coureurs, des cyclistes, des promeneurs. Des gens seuls et des gens à deux. Ces gens se promènent probablement par foyers, mais quand même on est beaucoup. Enfin je peux être surprise autant que je veux, je suis parmi eux et je renforce les rangs moi aussi. Je me dis que le gouvernement va forcément durcir les interdictions. Et en même temps Charlotte me répond que le gouvernement ne pourra jamais empêcher tout Paris de sortir de chez lui, sinon on ne saura plus gérer les lits dans les hôpitaux psychiatriques malgré la fraîche expérience des services de réanimation.
Il fait beau, le coucher de soleil est magnifique, et Paris est calme. Je me dis que je ressortirai bientôt faire du vélo.
On ne croise quasiment aucun policier ou militaire jusqu’à ce qu’on soit sur le chemin du retour : là un groupe de policiers contrôle des joggeurs qui tendent des documents (cette autorisation serait-elle donc légalement valable ?) et un cycliste qui s’énerve et remet en cause le sens de leur profession. On hésite entre s’approcher pour comprendre quelles sont les règles et leur demander ce qu’on est autorisés à faire, et s’éloigner pour ne pas être contrôlées nous aussi. Finalement on s’éloigne.
C’est très étrange cette situation : on a envie de gruger, de contourner la police, les lois et les règlements, on a envie d’être des rebelles, de vivre nos vies quoiqu’il arrive. On veut questionner, résister, exercer nos libertés et remettre en cause l’autorité. On cherche les limites des autorisations, on se demande si on se ferait contrôler à vélo, on se demande jusqu’où on peut aller et qui nous en empêcherait. Mais contrairement à la résistance pendant la seconde guerre mondiale, cette fois-ci il semblerait que le gouvernement soit du bon côté. Et cette fois-ci être des rebelles ne permet pas de sauver des vies menacées mais au contraire les met davantage en danger. Si on décide de transgresser et de retrouver des amis contre les préconisations de l’Etat, on met en danger les personnes avec lesquelles on habite. C’est exactement comme quand je ramenais l’ennemi extérieur à l’appartement lundi soir : le plaisir de transgresser et d’ignorer la loi est contrebalancé par l’inquiétude de mettre en danger mes colocataires. On ne sait pas qui a contracté le virus, on ne sait pas de quelle façon on va l’attraper, et on ne sait pas quelles mesures vont nous en protéger. Mais dans le doute il vaut peut-être mieux se fier aux recommandations des autorités.
En rentrant je me lave les mains et je passe du désinfectant sur toutes les poignées et tous les interrupteurs. On ne sait jamais.
Et puis les angoisses sont multiples. Il y a celle de rester enfermé, il y a celle de ne pas trop savoir comment se projeter dans l’avenir. Et puis il y a celle de choper le virus, et de faire partie de ces personnes qui sont entre la vie et la mort à l’hôpital. On a une chance incroyable que ce virus ne soit pas davantage létal. Mais tout de même les symptômes font peur. Je suis asthmatique et même si je suis sous traitement et tout est très bien maîtrisé, je me demande dans quelle mesure je fais partie des populations à risque. Si j’en fais partie, que se passera-t-il si je contracte le corona ? Faut-il m’en inquiéter ? Est-ce que le plan c’est vraiment d’éviter que tout le monde ait le virus ou est-ce seulement de faire en sorte qu’on ne l’ait pas tous en même temps ? Si on est tous voués à l’attraper alors autant aller retrouver nos amants en secret. Si le but c’est d’éviter de l’avoir et d’attendre qu’on en ait terminé alors autant rester sérieusement confinés un bon coup, comme un pansement qu’on arrache.
Je suis partagée. Mais ce matin une conversation de groupe m’a inquiétée : certains de mes amis ont été en contact avec des personnes malades et me dire que ça se rapproche de mon entourage rend le risque plus réel.
J’avale 2 gouttes d’huile essentielle de ravinstara tous les matins pour renforcer mon système immunitaire et je pense à autre chose.
Ce soir on fait un dîner entre colocs. Cette crise sanitaire nous rapproche. On fait à manger ensemble, on partage nos stocks. On ne fait vraiment pas ça souvent, tous pris dans le tourbillon de nos vies. On joue au time’s up. D’habitude il faut attendre 4 mois avant la revanche. Là quelque chose me dit que la vengeance n’aura pas le temps de refroidir.
On établit des règles pour la vie au salon, les temps calmes et les temps partagés. On se donne rendez-vous demain matin à 8h40 pour une séance de yoga avant le début de nos journées.