Ce n’est peut-être pas officiellement le jour 1. Le jour 1 du confinement-confinement ce sera sûrement demain ou mercredi. Mais en ressenti ce lundi paraît être le jour 1. Même si à vrai dire c’est plutôt hier qui se faisait sentir comme un jour 1. Voilà que ça a à peine commencé qu’on ne se souvient déjà plus quand ça a commencé.
Jeudi soir, on nous a dit qu’il fallait moins se rassembler. Déjà on n’avait pas le droit d’être 1000 personnes au même endroit. Vendredi on nous a dit qu’on n’avait plus le droit d’être 100. Vendredi on a annulé les événements du week end et des 2 semaines à venir. On s’est dit que ce serait moins drôle mais que la vie continuerait. Tous les événements sur lesquels je travaillais n’existaient plus. Ils ont été reportés. On a cru qu’on allait continuer à venir au bureau et qu’on trouverait d’autres projets sur lesquels avancer. C’était triste et en même temps je gagnais deux jours de week-end et j’assistais à un moment extra-ordinaire.
Samedi soir on nous a dit qu’on n’avait plus le droit de se retrouver, qu’on n’avait plus le droit de se parler autour d’un café, qu’on n’avait plus le droit d’aller au ciné. Samedi soir c’était un coup dur. Je suis naïve, je regardais les Italiens avec un certain dédain mêlé d’amusement. Et je ne regardais pas du tout les Chinois, trop lointain, trop différent.
Samedi soir ça a commencé à capoter. Mais le pire, le vrai début, c’était probablement hier, quand tout à coup tout le monde s’est mis à partager ces messages fuités du gouvernement, telles les chaînes catastrophes qu’on recevait au collège « Si tu n’envoies pas ce message à 50 contacts, le gouvernement va installer le confinement total avec l’interdiction de sortir de chez soi et tu ne trouveras jamais le grand amour. Si tu l’envoies à 100 contacts tu pourras quitter Paris avant qu’il ne soit trop tard et tu n’auras plus jamais d’acné. »
D’accord quitter Paris mais pour où aller ?
Les annonces de samedi ont été suivies de sorties massives dans les parcs, il faisait si beau dimanche. Pas de terrasses ? Rien à faire on se servira nous-mêmes nos bières.
On commençait à imaginer de quoi la suite pourrait être faite, quelles occupations d’intérieur on allait se trouver, quel talent créatif on allait développer. Mais la perspective faisait trop mal au cœur, alors on s’est rassemblés pour se soutenir mutuellement face aux jours sombres à venir.
Aujourd’hui la question du départ était au centre de tous les débats. Qui part, où, comment, est-ce qu’on aura encore le temps, est-ce qu’on peut encore trouver des moyens de transport, est-ce que rester coincé chez soi à Paris c’est pire ou mieux que rester coincé chez ses parents en province.
On reste.
Ici on est 5 colocs, on va rester tous les 5.
Ce matin nous nous sommes installés pour télétravailler : tout est au ralenti, personne ne sait trop sur quoi travailler ni comment.
Vers midi Jeanne me propose un rendez-vous retrouvailles au rayon slips de Monoprix : sûrement l’une de mes dernières sorties, je saute sur cette occasion de voir le monde !
Jeanne était partie en déplacement depuis longtemps, c’est chouette de la revoir. Par contre on dirait que tout l’arrondissement trouve ça chouette de la revoir et s’est donné rendez-vous au Monoprix. Résultat il y a la queue à chaque caisse. Même pas tant de monde dans les rayons, juste des gens qui font la queue et occupent toute la place dans les rayons.
Il n’y a plus de PQ, comme nulle part ailleurs, il n’y a plus de pain, il n’y a plus trop trop de fromage. Je fais le plein de trucs inutiles : bonbons, chocolat, viennoiseries, feutres pour colorier ce livre de coloriage que j’ai acheté l’an dernier et que j’ai ouvert 3 fois en un an.
On achète des Flanby parce que ça, ça va forcément nous rendre la vie plus douce.
Je n’ai pas pensé à l’alcool, je n’ai plus beaucoup de légumes non plus. Mais j’ai 6 Flanby. Enfin plus que 4 maintenant, clairement on n’est pas prêts pour le rationnement.
On a fait 1h30 de queue, Jeanne, nos Flanby et moi. C’était sympa parce qu’on était deux et qu’on occupait le temps d’une manière qui nous rendra bientôt vaguement nostalgiques (faire la queue dans une foule hargneuse). Mais on était proches de plein de gens qui respiraient dans leur écharpe ou qui respiraient dans nos cous, et on était à la pire caisse de toutes où la caissière avait clairement envie d’être ailleurs et mettait un temps infini à passer chaque article.
Je me suis dit que ce monde était fou, cette période historique, et que j’allais éviter les supermarchés.
En rentrant je me suis lavé les mains et j’ai passé du désinfectant sur toutes les poignées de portes et interrupteurs de la maison.
Il fait gris, le jour tombe, c’est un peu glauque tout à coup.
Heureusement que j’ai acheté du chocolat et des Flanby.
Avec les colocs on se dit qu’on va pouvoir en profiter pour faire des repas tous ensemble et ça c’est fou. Déjà on a cette conversation en étant 4 dans la même pièce et ça faisait des semaines que ce n’était pas arrivé.
A un moment il est question que je rejoigne un artiste avec lequel on travaille à la gare de Lyon pour récupérer des clés. J’ai l’impression que je me mets en danger, je me dis que je ne devrais pas prendre les transports en commun, que ce sera peut-être ce coup-ci où je le choperai. EL VIRUS. Je sors de chez moi à reculons, je marche jusqu’au métro. Et puis finalement l’artiste est déjà dans le train et puis finalement c’est pas si important. Je fais demi-tour, soulagée. J’avais quand même aussi un peu la flemme.
Vers 18h, je récupère les affaires que j’avais oubliées au travail : mon casque audio pour pouvoir me couper de ce monde qui veut qu’on se coupe de lui. Puis Salomé et Jeanne passent à la maison récupérer les affaires de travail que j’ai récupérées pour elles. On se tient à distance de sécurité, on discute de l’impossibilité de quitter Paris, on est dans le flou, on mange les chupa chups que j’ai achetées plus tôt. Elles parlent travail.
Elles sont à la maison et je ne peux pas m’empêcher de me dire que peut-être qu’en étant là, elles et moi on va finir par tuer quelqu’un au bout de la chaine, comme l’effet papillon : peut-être que nos microbes mélangés vont être fatals à la vieille dame que Salomé va croiser dans le métro en rentrant. Enfin Salomé est venue à pieds par mesure de sécurité. On se lave beaucoup les mains et on se dit au revoir pour la dernière fois avant longtemps. On se dit quand même qu’on pourra se donner rendez-vous pour faire des balades dans la rue où on marchera chacune sur un trottoir opposé en se téléphonant pour pouvoir discuter.
A ce stade on pense que le confinement va durer 45 jours. C’est ce que les fuites disaient.
Il fait nuit, Charlotte a quitté l’appart pour profiter de notre dernière soirée libre.
A 20h, on est 4 devant la télé. On ne fait jamais ça, on ne regarde jamais la télé et encore moins tous ensemble. On ne regarde pas les allocutions du Président, on ne regarde pas la télé à heure fixe, on ne s’informe pas de cette façon.
Mais là on y est. C’est solennel.
El presidente s’exprime et finalement ça a l’air bien moins pire que prévu : déjà il ne s’agit que de 2 semaines de confinement, et puis on peut sortir pour aller travailler, aller faire des courses, aller faire du sport. On peut sortir en somme !
Mais il ne vaut mieux pas parce que nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre 6 fois. Nous sommes en guerre et nous sommes tous responsables. Et nous sommes indisciplinés.
Je culpabilise. Ce discours fonctionne très bien sur moi.
Heureusement nous avons des livres et Maître Yogi Macron nous le dit : c’est l’occasion de prendre le temps de les lire.
Vers 21 heures je ressors. Les seules personnes qu’on croise dans la rue sont les mecs qui traînent toujours dans le quartier, mais d’habitude ils sont dilués dans la foule. Là il n’y a qu’eux et je me dis que c’est sûr, la rue leur appartient. J’essaie de me convaincre que moi aussi je suis chez moi dans la rue, que je suis à l’aise et que je ne crains rien. Et je n’ai pas envie d’être cette petite meuf qui a peur alors j’essaie de faire comme si tout allait bien. Je leur fais des sourires quand je les dépasse et je marche plus vite. Ils se font des blagues drôles, genre « Vas-y toi t’as le Corona virus c’est sûr, Corona Corona. » Il n’y a aucune femme parmi eux, je me demande où ils habitent, comment ils se donnent rendez-vous et s’ils ont regardé le discours de Macron.
Tout est fermé sauf les épiceries de nuit, j’ai l’impression d’être un dimanche soir d’hiver mais en pire.
Je retrouve Baptiste, c’est la dernière soirée où on est autorisés à se voir. C’est bizarre cette façon qu’on a de vouloir être insouciants une dernière fois avant l’interdiction alors que le contexte est déjà là et qu’« il faut que nous soyons tous responsables ». Le discours de Macron résonne dans ma tête, traîtres à la nation que nous sommes !
Et en plus je ramène l’ennemi extérieur dans notre appartement. On va tous choper la mort. Mais on va « mourir aimés » et c’est plus important.
Et puis c’est plutôt marrant.